Qui suis-je ?
Actuellement, le mot mémoire évoque spontanément la crainte de son vieillissement avec l’âge et celle de son éventuelle dégénérescence.
C’est une considération réductrice de la mémoire. La mémoire est bien davantage.
Elle est la source de notre créativité et en tant que telle, elle est un moteur de l’intelligence ainsi que la nomme le neurologue Bernard Croisille. Elle est également le fondement et la matière même de notre identité. Poser la question « Qui suis-je ? », c’est interroger notre mémoire et sonder ses eaux profondes comme on se voit et se découvre dans un miroir.
Toutes les composantes de notre être sont dans notre mémoire : nos idées et nos opinions, notre savoir, notre vécu, nos sentiments passés et actuels, nos impressions affectives bonnes et mauvaises. A chaque instant de notre vie, notre cerveau fait une synthèse de toutes ces composantes. Il construit ainsi et projette une image de nous-même. Cette construction identitaire définit pour nous-même le « Qui je suis ».
L’image projective que nous effectuons ainsi de nous-même par nous-même appelle quelques remarques :
L’image est changeante
Elle se modifie selon les variations de notre humeur. Elle évolue selon l’harmonie ou la disharmonie que nous ressentons dans notre rapport au monde. Ces sentiments influencent la vision globale que nous percevons de notre être. Ainsi, après avoir obtenu un succès dans l’une de nos actions ou l’une de nos réalisations, le sentiment intime de notre valeur peut s’accroître. Inversement, un échec subi peut générer le sentiment intime de notre imperfection et de doute sur nous même.
L’image est déformée
Nous déformons notre image à nos propres yeux en fonction des valeurs morales que nous croyons porter et incarner. Nous déformons notre image en fonction de nos propres interprétations, valorisantes ou dévalorisantes à nos yeux, de ce que nous avons fait. Nous déformons notre image selon ce que nous croyons être l’appréciation et le jugement d’autrui. Enfin, nous déformons notre image par l’oubli d’éléments de notre passé, dont certains sont effectivement et étrangement effacés de notre mémoire, parce qu’ils seraient en conflit avec l’image que nous avons de nous-même et avec les valeurs morales dans lesquelles nous estimons nous inscrire.
Une anecdote servira ici d’exemple. Mon grand-oncle, Jean Bertin, était joueur d’échecs et fut en son temps d’une certaine force. Il me dit un jour :
Le joueur d’échecs possède deux niveaux, celui qu’il estime avoir et celui qu’il a réellement. Celui qu’il estime avoir est toujours au-dessus de celui qu’il a réellement. Lorsque le joueur commence à jouer, l’écart entre les deux niveaux est important. Au fur et à mesure que le joueur progresse et gagne en expérience, les deux niveaux se rapprochent, mais, ajoutait-il avec une certaine ironie, ils ne se rejoignent jamais.
Tous ces aspects de la mémoire constituent la mémoire autobiographique.
L’image que les autres ont de nous diffère de celle que nous nous forgeons nous même. L’écart peut être important.
Dans tout groupe, dans tout ensemble, hiérarchisé ou non, il est bon de se rappeler que les félicitations, les valorisations comme les critiques et les violences verbales s’inscrivent dans notre mémoire pour longtemps, consciemment ou non, et construisent ainsi notre identité.
Dans l’Odyssée grecque, le périple d’Ulysse est en fait un voyage de la mémoire. A la fin, Ulysse arrive chez la nymphe Calypso. C’est un séjour de délices et d’amour. Mais Ulysse garde la nostalgie de sa patrie Ithaque où il doit revenir. Pour le garder, Calypso propose à Ulysse l’immortalité, mais Ulysse refuse. Accepter l’immortalité serait ne plus exister dans le temps, perdre le souvenir d’Ithaque, perdre ainsi dans cet oubli son identité. Ulysse préfère rester un mortel, et ainsi conserver sa mémoire et son identité.
Lorsque nous avons le malheur d’avoir un proche, membre de sa famille ou ami, touché par une maladie neuro-dégénérative telle que l’Alzheimer, nous éprouvons une souffrance particulière à son contact parce que, bien qu’il ne semble plus souffrir lorsque sa maladie s’est installée et que sa mémoire s’est considérablement dissipée jusqu’à ne plus nous reconnaître en particulier, nous ne retrouvons plus l’être aimé que nous avons en face de nous. L’être avec qui nous sommes est un autre. Il a perdu son identité. Cette situation tragique met en lumière le fait que notre identité, c’est notre mémoire.
Cette constatation nous conduit à la réflexion suivante. Contrairement à une idée reçue, il peut être bon de se tourner vers son passé, tout simplement lorsque l’envie vous en prend, non pas pour s’y réfugier, ni pour le ressasser comme le font certaines personnes qui en deviennent ainsi les prisonnières, mais au contraire pour le considérer dans sa richesse, avec ses bons et moins bons aspects, avec sérénité.
Une telle démarche fortifie la perception que nous avons de nous-même et le sentiment de soi que nous éprouvons.
Un jour, lassé d’entendre partout « Il faut positiver ! », « Soyons positifs ! », « Le passé est le passé, oublions-le ! », et inspiré, si je puis dire, par les paroles de la chanson de Jean-Jacques Goldman : « A nos actes manqués », À tous mes loupés, mes ratés, mes vrais soleils Tous les chemins qui me sont passés à côté À tous mes bateaux manqués, mes mauvais sommeils À tous ceux que je n’ai pas été…
… je fis le contraire du « Je positive ! » 👍 et, fouillant ma mémoire sur toute la durée de ma vie que je pouvais me remémorer, je me suis mis à écrire sur une feuille de papier tous les ratés de mon existence que je me rappelais, les agissements dont je n’étais pas fier, les manquements, les négligences, etc.
En me lançant dans cette entreprise fort personnelle, je me disais que j’allais à la fin me plonger dans un état de malaise et de dégoût, et peut-être de mal-être général. La liste était longue. Mais le résultat me surprit. Non seulement, je ne ressentis pas le mal-être auquel je m’attendais, mais étonnement, j’en ressentis un état de sérénité, celui d’une certaine clairvoyance sur moi-même et le sentiment final suivant en guise de conclusion :
bon, bien… je suis cela!
C’est mon identité. Voilà mon identité complétée, augmentée selon l’expression devenue commune, mon identité enrichie de résurgences multiples venues des confins de ma mémoire.
Au cours de l’un de nos ateliers où les membres du groupe étaient invités à s’exercer sur les méthodes permettant de se remémorer des souvenirs anciens, fondées sur ce que l’on appelle les cartes mentales, un participant, que nous appellerons ici César, s’enthousiasma de ce qu’il découvrait parce qu’il avait formé le projet d’écrire l’histoire de sa maison, maison qu’il devait quitter pour une autre habitation avec son épouse en raison de leur âge avancé. Cette méthode de remémoration des souvenirs anciens permettait à César de réaliser son projet d’écriture. Réaliser son projet d’écriture, c’était pour César, par l’intermédiaire de la remémoration de l’histoire de sa maison, restaurer la mémoire de sa propre histoire et donner une nouvelle vérité à son identité.
Notre identité, c’est notre mémoire.
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