I – Le vol de notre attention, l’exil de notre concentration
L’attention et sa forme plus aboutie, la concentration constituent deux des premières clés de la mémoire.
Pourquoi protéger notre attention et pourquoi restaurer le temps consacré à la concentration ? Parce que le temps de notre attention est aujourd’hui la proie de convoitises de toutes parts. Tout notre environnement de communication a pour objectif de voler le temps de notre attention et ce, sans que nous ne nous en rendions vraiment compte, et souvent avec notre collaboration sans que nous en ayons bien conscience.
Les sollicitations reçues via Internet attirent notre attention et, pour peu que nous consultions ces sollicitations, nous sommes entrainés par écrans successifs sur un long processus où se mêlent explications, suggestions, et séductions. Souvent, le cheminement dans lequel nous nous laissons conduire débouche sur une vidéo, à nouveau explicative, dont on ne connaît pas le temps de diffusion. A la fin, nous nous trouvons face à une proposition d’achat d’un produit, d’une formation, d’un abonnement, ou autre chose encore.
Or, le fait que nous ayons pris le temps de suivre le processus de sollicitation commerciale et que nous ayons marqué ainsi notre intérêt pour ce qui est exposé dans ce processus, donne lieu à ce que soit enregistré dans le fichier de l’organisme commercial émetteur une information attachée à notre adresse mail, à savoir notre intérêt sur le sujet de la sollicitation. En conséquence nous recevons par la suite, chaque jour parfois, des sollicitations nouvelles sur le même sujet qui sont autant d’invitations supplémentaires à nous voler le temps de notre attention.
Il en est de même du temps volé dans les relations personnelles avec les amis ou pseudo-amis des réseaux sociaux sur lesquels nous avons notre place pour beaucoup d’entre nous, que cette place soit grande ou modeste. Plus elle est grande, plus elle est chronophage et plus le temps de notre attention nous est confisqué. Nous nous sentons obligés de répondre, y compris à tout ce qui a un caractère de futilité, soit par courtoisie, soit pour préserver ce que l’on croit être l’image de soi.
Enfin, la multiplication des informations qui nous sont proposées sur les écrans provoquent des attitudes de « zapping » qui nous font passer d’un écran à l’autre après une durée de consultation du premier écran de quelques secondes, ce qui fait que non seulement nous gâchons du temps par l’effet des sollicitations auxquelles nous prêtons attention, et que simultanément nous perdons nos capacités d’attention et de concentration sur ces mêmes consultations.
L’objectif du propos ici tenu n’est pas de faire le procès des nouvelles formes de communication et du numérique, mais d’attirer l’attention sur le temps d’attention (sans jeu de mots) qui nous est prélevé et, au-delà de notre temps d’attention, sur le temps de concentration qui nous reste de disponible.
II – Quelles menaces sur l’attention et la concentration ?
1 Le stress, l’affaiblissement de la mémoire et la mise au rebut des capacités de concentration
La pression permanente des informations et sollicitations qui nous parviennent et l’obligation d’y répondre dans un délai court, obligation qui s’installe malgré nous dans notre cerveau, lequel ainsi s’emprisonne lui-même, génère des effets de stress qui polluent et encombrent le cerveau et plus particulièrement la mémoire au point que ces effets néfastes sont visibles sur une IRM* du cerveau (*Imagerie par résonance magnétique). Le stress est l’un des pires ennemis de la mémoire et des capacités de concentration.
2 La perte d’efficacité dans nos actions quotidiennes avec le doigt sur le portable
Le fait de savoir ou de supposer que des messages nous attendent ou viennent peut-être d’arriver, là, ici et maintenant, dans les trente secondes qui viennent de s’écouler, génère une attitude obsessionnelle : L’indéfectible besoin maladif et compulsionnel de consulter son portable sans raison. Les conséquences sont catastrophiques sur l’attention et la concentration que nous nous devons de porter sur l’exécution des actions quotidiennes qui nous attendent en plus d’une « fatigue décisionnelle face aux sollicitations permanentes, fatigue de ne pas maîtriser son temps, fatigue face à la surcharge émotionnelle permanente… (Bruno Patino – Tempête dans le bocal) ». La période du confinement a aggravé les choses par l’augmentation des communications qu’elle a engendrée. Ainsi, reprend Bruno Patino dans son ouvrage, en citant un extrait du Journal du dimanche du 21 avril 2021 « L’accroissement de l’amygdale située dans le cerveau pendant la période de confinement et de télétravail a été constaté par des chercheurs de l’université de Tel-Aviv. Troubles du sommeil, de la mémoire, baisse de l’attention, se nourriraient de la synthèse de cortisol, l’hormone produite par le stress et qui affecte l’amygdale, le cortex préfrontal (tâches cognitives complexes) et l’hippocampe, qui gère notre mémoire. … Et plus loin : Les plateformes numériques ont mis tous les points de la planète à un geste du pouce ou de l’index, et nous plongent dans une immédiateté perpétuelle qui malaxe et brise les strates de nos mémoires ». Cette dégradation amoindrit notre attention aux affaires courantes, véritable perte de sérénité et tout au moins perte du calme nécessaire pour conduire nos vies.
3 La perte des moments de vagabondage de l’esprit
Cet accaparement permanent de notre esprit supprime les moments réservés à l’ennui. Les moments de l’ennui sont essentiels pour notre cerveau, ce sont des moments où l’esprit vagabonde au hasard des pensées ou au contraire où il investigue tous les aspects d’une réflexion qui nous tient à cœur. C’est dans ces moments que les idées surgissent. Si ces moments ne sont pas préservés, nous créons notre incapacité à produire des idées nouvelles, nous perdons notre créativité.
III – La difficulté d’en sortir
Être pris par le besoin compulsif de consulter ses écrans, de lire son portable, de répondre à tous ce qui nous arrive ou simplement de dépenser notre temps en survolant tous les messages, quitte à les détruire dans la foulée, c’est être dans une prison sans murs. Et une fois encore, en reprenant l’excellente formulation de Bruno Patino, nous sommes devant « un dilemme : sortir du bocal, c’est ne plus être, c’est ne plus exister, c’est être un peu mort ; y rester, c’est être absorbé ». Cela pourrait faire penser au domaine de la fée Morgane des chevaliers de la Table Ronde. La fée Morgane recevait des chevaliers dans son domaine, mais comme elle les jugeait tous imparfaits, elle leur jetait un sort qui les empêchait de quitter son domaine sans pour autant que son domaine soit fermé. Seul Lancelot, qui apparaissait comme le chevalier parfait, pouvait en sortir et simultanément libérer les autres chevaliers. La question est-elle alors de trouver le Lancelot qui est en soi ?
IV – Quelles solutions pour recouvrer son autonomie de pensée et sa liberté d’imaginer ?
On peut commencer par s’imposer une discipline. Voici des règles simples à partir desquelles on peut aménager sa conduite :
– Contrôler le temps de consultation des écrans pour soi et ses enfants si enfants il y a.
– Définir ses durées de consultation des mails
– Ne pas stocker des mails non lus dans la perspective de le reprendre ultérieurement
– Eliminer l’inutile
– Se donner des temps de rêveries
– Se donner des temps de concentration ou de méditation
– Faire un peu ou un peu plus d’exercice
– Faire du yoga, du taïchi, du Qi-Gong,
– Inscrivez-vous à un club de lecture, une chorale, un atelier d’écriture, un club de lecture, et pourquoi pas un atelier mémoire
– Promenez-vous dans la nature (sans portable).
– Préservez le convivial en famille.
– Imposez-vous des temps de lecture de livres papier. « Rien n’apporte plus de liberté que la lecture d’un livre. » (Marie-France Barreau, émission TV ‘C’est à vous’ 18 décembre 2023)
Mais à travers cette liste de propositions qui n’est pas très originale, quelque chose d’autre se dessine, à savoir : « Devenez le maître de vous-même. » Comment ? Quand cela viendra ! Mais le fait de penser à cette perspective, le fait de répéter des efforts sur les bases proposées, cela aboutit un jour à « Oui ! j’y suis ! » Le corps et l’esprit ont pris une décision et cette décision vous conduit à redevenir le maître de votre liberté.
En conclusion, voici ce que relate Bruno Patino, encore lui, à propos de Jack Dorsey, le fondateur de Tweeter:
« Jack Dorsey, fondateur de Tweeter, déclare sur son réseau personnel : « Je viens de finir mon troisième parcours de dix jours au centre de Dhamma Pataka, en Afrique du Sud. Cela continue d’être la plus dure et la meilleure des choses que j’ai faite pour moi-même ». De quoi s’agit-il ? Les Centres de Vipassana sont des centres de méditation créés par Satya Narayan Goenka. Un programme de dix jours est proposé avec l’objectif « de retrouver une indépendance par rapport aux signaux venus du monde extérieur ou de son propre organisme. Assis en position du lotus, il faut se concentrer sur son souffle pendant des heures et oublier les douleurs dans les jambes. Les exercices se poursuivent pendant dix jours. Nombreux sont ceux qui abandonnent au bout de trois jours. Dorsey, lui est allé jusqu’au bout. »
Frédéric Lenoir, auteur de bien des livres et dont le dernier s’intitule « l’Odyssée du sacré » chez Albin Michel, déclarait au cours d’une conférence le 15 décembre 2023 : « Interviewé sur les outils qu’ils donnaient à leurs enfants, Steve Jobs, ancien directeur d’Apple et Bill Gates, fondateur de Microsoft, donnaient la même réponse : aucun écran ! »
À méditer sans doute.
Références qui ont permis une partie de la rédaction de cet article :
La civilisation du poisson rouge – Bruno Patino – Grasset 2019
Tempête dans le bocal – Bruno Patino – Grasset 2022
Voir aussi article sur le site « Développez votre attention ».
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